Revenir au site

Mémoires de chars

Mon ami Chuck

Texte : Denis Duquet

2 septembre 2021

 

Je n'ai malheureusement pas de photo de Chuck Gamushian  , mais je crois qu'il était quand même important de vous faire part de mes relations avec ce personnage haut en couleurs qui avait l'ovale bleu de Ford tatoué sur la poitrine. Chuck était responsable dans les années 80 et au début des années 90 de la piste d'essai de comportement routier de ce constructeur à Dearborn dans le Michigan. Appelée officiellement « Dearborn handling test track », cette piste était située entre le musée Ford et l'hôtel Dearborn Inn. Comme cet établissement hôtelier était tout près de la piste en plus d’appartenir à la Fondation Ford,c'était immanquablement là où on nous hébergeait et personne ne s’en plaignait. 

Piste d'essai de Dearborn

Dearborn Inn

Musée Henry Ford

Pour en revenir à notre personnage, il était responsable lors de notre passage à cette piste d'essai du comportement des journalistes et de leur respect des normes de sécurité en vigueur sur ce tracé fort sinueux, uniquement destiné à évaluer la tenue de route des voitures. 

Au milieu de la cinquantaine, il était évident que notre homme était stressé et avait une sainte peur de ses patrons et il ne s'en cachait pas non plus de nous le faire savoir. Généralement jovial de nature, sa bonne humeur s’atténuait lorsqu'il voyait débarquer les journalistes canadiens dans le cadre de la présentation des nouveaux modèles de l'année. L'équipement sur place était relativement simple, il y avait un petit édifice qui se transformait plus ou moins bien en salle de présentation et qui servait également par la suite à offrir un buffet aux journalistes ayant un petit creux suite à leurs exploits sur la piste. 

Selon les règlements en vigueur, il ne fallait pas dépasser la vitesse de 50 MPH, ne pas doubler et avoir une conduite sécuritaire. Malheureusement pour notre ami, après quelques tours de piste en respectant ces consignes, la situation se dégradait. Surtout lorsqu'il y avait des Mustangs  et autres voitures de haute performance que l'on pouvait amener sur la piste. D'ailleurs, une année, celles-ci  avaient été conduites avec tant d'enthousiasme, qu'il a fallu remplacer les pneus à plusieurs reprises au cours de la journée, assez pour remplir de pneus Goodyear Eagle GT la boîte d'une camionnette F 150. 

Si mon ami Chuck était relativement de bonne humeur à notre arrivée, il perdait rapidement son sourire devant l’indiscipline des canadiens. Progressivement, sa casquette était de travers, et il s'emparait d’un haut-parleur amplifié pour tenter de nous ramener à la raison. Malheureusement pour lui, les gens continuaient à se conduire en pilote de course à son grand chagrin. Pour tenter de nous  faire changer d'idée, il nous soulignait que son patron du haut de son bureau surveillait la piste, et que si on ne se calmait pas, il perdrait son emploi et serait relégué à une fonction plus ou moins obscure et peu intéressante. 

Heureusement pour lui, à la fin de la journée, sa tension artérielle avait repris son niveau normal, il retrouvait son sourire et nous disait : «Vous êtes sympathiques les gars, mais bon Dieu que vous êtes indisciplinés ! ». Par contre, il admettait que la plupart des journalistes en piste avaient un excellent coup de volant. Et à une occasion, Jackie Stewart, l'ancien champion du monde en Formule 1 est venu faire une visite à cette piste et il a réalisé quelques tours passablement fumants au volant d'une puissante Mustang modifiée pour l'occasion. Lors de cet exercice de prouesse au volant j'ai observé Chuck, qui fermait les yeux en songeant que cette démonstration allait inspirer les journalistes à tenter de faire de même. 

À un moment donné, il a subi un pontage coronarien. Et avec le sourire en coin, il affirmait que sa situation médicale était causée par notre comportement en piste. Et lors d'une présentation, l'un des dirigeants de Ford a souligné que Chuck  s'était très bien rétabli de son opération à cœur ouvert, mais qu'on avait oublié de lui greffer le sens de l'humour ! 

Et notre personnage ne sévissait pas uniquement à la piste d'essai. Une année, dans le cadre du lancement de la tristement célèbre Merkur Scorpio sur la côte ouest américaine, avant de partir pour effectuer l'essai routier, les voitures étaient toutes alignées les unes à la suite des autres dans le stationnement du centre de golf Pebble Beach en Californie. Il était prévu pour 9 heures, tout le monde est plus ou moins dans les voitures, mais mon compagnon de route découvre qu'il a oublié son appareil photo dans sa chambre. Et il n'y avait pas de panique puisque nous avions au moins 20 minutes avant l'heure de départ. Puis, sans avertir, Chuck prend son haut-parleur portatif et annonce que le départ s'effectuera dans cinq minutes. Malheureusement, mon compagnon n'est pas revenu et je le vois prendre son temps pour revenir en contemplant certains éléments du paysage. 

Pebble Beach

Merkut Scorpio

Coincé, je décide, puisque ma voiture était la première en ligne, de mettre l'allumage, d'allumer les phares, de lancer la climatisation et d'allumer la radio. Je me suis dit, puisque la batterie est minuscule, ça ne prendra que quelques minutes avant que celle-ci soit à plat, la voiture immobilisée obstruant ainsi le passage de tous. 

Chuck est désemparé lorsqu'il voit que son plan de dernière minute  ne fonctionnera pas. Il vient me voir, et se demande ce qui se passait. Heureusement j'avais pris la précaution  de tout remettre en ordre afin qu'il ne se doute de rien.  

Passablement frustré de la tournure des événements, il m'a regardé d'un air menaçant en me disant : «  Je sais que c'est toi qui as mis  la batterie à plat. Tu fous mon horaire en l'air." J'avais beau lui dire  que  ce n'était pas ma faute si la batterie n'était pas assez puissante, il ne voulait rien savoir. Heureusement, mon compagnon de route est arrivé, les techniciens ont survolté la batterire et nous avons pris la route avec un retard de seulement 10 minutes, mais quand même 10 minutes d'avance sur l'heure prévue. 

Alors que Ford a espacé nos visites à ce centre d'essais, mes rencontres avec ce personnage haut en couleur ont été assez espacées. La dernière fois, c'était dans le cadre du Salon de l'auto de Detroit. Il était d'excellente humeur et m'a annoncé qu'il avait pris sa retraite quelques mois auparavant. Il avait l’air nettement plus relax. 

Quoi qu'il en soit, je demeure persuadé que pendant des années il faisait de mauvais rêves qui mettaient en vedette les conducteurs canadiens qui abusaient de ses voitures et ne respectaient aucune règle imposée. 

Je conserve de bons souvenirs de ce personnage haut en couleurs et soupe au lait mais qui était quand même fort sympathique.