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Un virage sans fin

Texte : Denis Duquet

11 août 2020

Après plusieurs décennies en tant que chroniqueur automobile, Denis Duquet a beaucoup de choses à nous raconter. Cette fois, il se remémore sa première visite à la piste d’essai de Ford à Dearborn.

Au fil des années, la compagnie Ford utilisait soit son centre d’essais situés à Romeo au Michigan en banlieue de Détroit ou encore sa piste de tenue de route située à Dearborn dans le cadre de la présentation de ses nouveaux modèles. La plupart du temps, on choisissait le site de Dearborn parce que c’était plus facile au niveau logistique puisqu’il y avait le célèbre Dearborn Inn appartenant à la compagnie Ford qui était situé juste en face de cette piste d’essai spécialisée et où on logeait.

Il faut préciser que cet hôtel a été le premier établissement hôtelier destiné à l’aviation puisque Henry Ford avait construit plusieurs avions-trimoteurs et que la piste d’atterrissage de ces avions était justement là où on a établi le circuit d’essai par la suite. Propriété du constructeur, cet établissement était non seulement très apprécié, mais très polyvalent. Quant à Romeo, non seulement ce n’était pas à la porte, mais il comprenait plusieurs circuits d’essai qui étaient utilisés par des produits non encore divulgués et que ça compliquait les choses lorsqu’un groupe de journalistes s’y présentait. De plus, cet immense domaine hébergeait de nombreux animaux sauvages notamment des chevreuils, des dindes sauvages et autres animaux du genre qui avaient parfois la mauvaise habitude de traverser la piste lors d’un essai à haute vitesse. Donc, l’option Dearborn était favorisée.

Centre d'essai de Dearborn

Piste de Romeo

En 1980, à ma première visite dans le cadre du dévoilement des nouveautés chez ce constructeur, c’est à Romeo que j’ai fait mes premières armes, mais l’année suivante, on nous a rapatriés à la piste d’essai urbaine. Année après année, c’était toujours le même scénario. Même si on avait pris le petit déjeuner à l’hôtel, il y avait une table fort garnie de muffins, de croissants, de fruits et bien entendu d’immenses cafetières offrant du café régulier ou décaféiné dans un petit garage aménagé tant bien que mal en salle de conférence. Puis, c’était le briefing alors que les gens de la mise en marché et les ingénieurs nous présentaient les nouveautés pour l’année. Cela durait environ 90 minutes. Mais, bien entendu, nous avions tous hâte de prendre le volant de toutes les nouveautés ou des modèles reconduits qui étaient alignés sur le bord de la piste.

Mais avant de prendre le volant, Chuck, le responsable de cette piste d’essai y allait d’un long laïus portant sur la sécurité, le respect des limites de vitesse, l’interdiction des dépassements et bien entendu défense absolue d’effectuer un freinage d’urgence. Ce bonhomme à l’aube de la retraite n’aimait pas tellement les pilotes canadiens. La raison : nous avions une réputation d’être des véritables fous du volant qui se foutaient des règles de la piste et qui avaient tendance à rouler très vite à son grand désarroi. D’autant plus qu’il nous mentionnait que son patron l’observait d’un édifice attenant à cette piste et que si on ne se comportait pas de façon réservée, il allait perdre son travail. Ce que personne ne croyait. Détail à souligner, au fur et à mesure que la journée se déroulait et qu’il tentait de limiter les élans des conducteurs, la visière de sa casquette était de plus en plus de travers. Et à la fin de notre journée, il était redevenu tout sourire, mais totalement épuisé par l’influx nerveux que nous lui avions fait subir.

Une courbe surprenante

J’ai mentionné que le petit circuit de Dearborn, appelé officiellement le « handling course » avait pour but de développer et de vérifier l’efficacité des suspensions et de la tenue de route. En 1981, j’en étais à ma première visite à cet endroit que j’allais fréquenter pendant plusieurs années chaque mois de juillet. Cette fois, histoire de débuter la journée d’essai, je me dirige vers une Ford Escort à boîte manuelle, un véhicule qui avait été lancé l’année précédente et qui avait été l’objet de plusieurs améliorations. Je prends place à bord pour voir arriver pratiquement au pas de course un ingénieur m’avisant qu’il allait être mon passager. En effet, pour limiter les dégâts, Chuck avait eu la bonne idée de placer un ingénieur dans chaque voiture afin d’être en mesure de limiter les élans des pilotes si jamais le cas se produisait.

Cela ne m’a pas empêché de vouloir en découdre avec cette piste, même au volant de cette modeste sous-compacte. Je prends la piste et j’accélère à fond. Presque immédiatement, voilà qu’il y a un virage à droite très prononcé dont je n’avais pas prévu le caractère plutôt radical. Il y a crissement des pneus, le roulis est prononcé et je réalise que mon passager tient un énorme café dans sa main et que le chaud liquide s’est déversé sur son pantalon. Je marmonne : « désolé »et je continue sans ralentir pour réaliser que ce virage a un autre point de corde qui ne semble jamais finir. Trop nono pour lever le pied ou trop orgueilleux, je poursuis mon trajet la pédale au plancher ou presque, ce qui a eu pour effet de répandre encore plus de café sur le pantalon du monsieur.

À un moment donné, mon cerveau s’est réanimé et j’ai réalisé que j’ai tout intérêt à conduire un peu plus lentement pour éviter que le café se déverse complètement sur ses vêtements. Un peu penaud, je retourne au stationnement alors que l’ingénieur sort tout dégoulinant de la voiture. Là, il me dit : « Je dois retourner me changer à la maison. » Puis, son visage s’illumine, et il poursuit : « Cela signifie que j’allais avoir une journée de congé. Tout n’est pas si mal après tout. Merci. »

Il s’est ensuite dirigé vers le responsable des relations publiques, lui montrant son pantalon imbibé de café, m’identifiant du bout du doigt pour ensuite quitter le circuit pour sa journée de congé.

Inutile de dire que j’ai conduit de façon un peu plus intelligente par la suite. Ce qui ne m’a pas empêché d’effectuer plusieurs tours canons au volant d’une Mustang. En fait, les journalistes canadiens présents ont tellement abusé des deux Mustangs mises à notre disposition, qu’ils ont usé suffisamment de trains de pneus pour remplir la caisse d’un camion F 150 à boîte longue !

Et pour faire bonne mesure, Jackie Stewart, alors porte-parole de Ford, est venu faire des tours de piste canon au volant, bien entendu, d’une Mustang et veuillez me croire, ses chronos étaient plus rapides que les miens et de beaucoup.

Jackie Stewart et une Mustang bien spéciale.